Voici donc l’un de mes «cours de terrain» vécu pendant le stage "Ambiances et paysages de neige en Jura Oriental", cours axé sur l’analyse d’un sous-bois enneigé afin d’en tirer un motif synthétique le plus «épuré», simple et expressif possible .
Je rappelle la problématique de ma démarche générale par rapport à l’aquarelle dans le cas qui nous intéresse ici : mettre au service du carnettiste, du peintre voyageur ou de tout aquarelliste de terrain l’outil le plus simple, le plus rapide et le plus efficace possible pour retirer «in situe» des êtres, des choses et des lieux l’esprit même de leur essence .
Il n’est donc pas question dans ce cas d’élaborer des aquarelles sophistiquées ou très séduisantes destinées à être encadrées (bien que certaines d’entre-elles le mériteraient largement), ni demandant un temps d’exécution trop long, ni «savantes» si trop révélatrices d’une réalisation complexe ou extrêmement travaillée .
Il s’agit au contraire d’un «exercice de communion» avec le sujet traité, rapide, incisif, généralement synthétique, enlevé, débouchant sur une connivence de l’instant, sources des plus grandes joies qu’il m’ait été données de connaître en aquarelle.
Nous sommes donc en forêt de Ban sur les hauteurs du Haut Doubs à la frontière franco-Suisse par une très belle journée d’hiver .
La particularité de cette forêt est de mêler des essences très diverses où les feuillus sont largement dominé par des conifères, principalement des sapins .
Le choix du motif est donc essentiel pour échapper à la prédominance massive des sapins lorsqu’ils se sont débarrassés de la neige qui les recouvrait . On peut alors mettre en valeur les teintes fauves des feuillus (petites branches de hêtres près du sol surtout) qui réchauffent l’orée des clairières ou les sous -bois clairsemés jusqu’à la fin de l’hiver .
Nous voici à pied d’œuvre . Face à nous une trouée dans la forêt dégage au milieu des sapins plusieurs sortes de feuillus : troncs élancés des hêtres, masses rousses de petits branchages de feuillus aux branches encore recouvertes de feuilles jaunies, fond pérylène des branchages enchevêtrées où vont apparaître bientôt les premiers bourgeons.
C’est à ce stade qu’il faut bien déterminer parmi les nombreux sujets composant le paysage devant nous, ceux ou celui que nous retiendrons comme le plus intéressant, ou celui qui nous « parlera » le plus pour en saisir l’instant .
Une fois ce choix déterminé (il a pu être influencé par la lumière, les masses, les formes, le graphisme dominant, le rapport des couleurs, les différents contrastes, etc.), il faut bien établir le cadrage définitif du motif (où je le commence et où je m’arrête dans l’espace naturel qui est devant moi, quel en est le haut - limite supérieure de mon motif - et le bas, en fait la ligne de terre) .
Voici dans son ensemble le motif que nous avons devant les yeux .
Avant de passer à une synthèse très restreinte démarrons par un exercice qui doit nous affranchir du «représentatif» (copie du réel trop fidèle) : nous réalisons une première aquarelle traduisant globalement ce que nous avons devant nous en déplaçant sur la gauche le tronc du hêtre qui est au premier plan trop centré, trop présent .
Nous conservons seulement de ce qu’il reste le mélange sapins - feuillus qui fait le fond du décor, et les mouvements du sol enneigé avec ses ombres spécifiques . Je rappelle que nous essayons par des exercices appropriés de comprendre quelle liberté nous donne l’analyse du sujet, et d’appliquer une première mise en conditions pour le simplifier, ceci n’est donc qu’un premier exercice .
À présent, recentrons le sujet, déterminons dans le premier cadrage que nous avions choisi un cadrage qui nous donne moins d’informations mais mieux ciblées, nous nous efforcerons dans ce nouveau cadrage de supprimer le tronc central sombre et trop vertical et rapprocherons celui qui est à sa gauche de ton clair, un peu jaunissant au soleil .
Il va falloir aussi simplifier l’enchevêtrement des branchages du fond qui devra disparaître au profit d’un enchaînement feuillus - conifères …
L’analyse rapide du nouveau cadrage, une fois supprimé le tronc central sombre qui n’apporte rien, laisse en évidence le «tronc jaune» que je vais courber un peu car je le trouve trop rigide et l’alternance feuillus - sapins . Je décide aussi de ne pas traiter la ligne trop dure et rectiligne du haut des arbres à l’horizon et donc de laisser très «aérée» la masse sombre des arbres de fond qu’elle coupe à leur sommet,
Pour bien comprendre cette opération de synthèse je regarde mon paysage en le «floutant» à travers mes cils lorsque je plisse les yeux : je vois alors un paysage dans lequel les couleurs se fondent, je n’en garderai de net que ce qui reste net à travers le flou de mon regard : le tronc jaune et quelques branches ou troncs, (j’en supprime beaucoup) des petits bouts de silhouettes sombres des sapins se détachant par contraste de lumière sur des zones plus claires du fond (on ne le voit guère sur la photo, c’était plus «évident» en réalité, j’espère que vous comprendrez même sans démo !) .
Enfin préparation dans la foulée des couleurs et peinture rapide …
Le résultat ici se doit d’être déjà très spontané : pas le temps de dessiner, il faut aller à l’essentiel avec la couleur et l‘eau, jouer du blanc du papier pour suggérer neige et trouées de lumière dans les frondaisons de branchages, dessiner très vite avec le manche du pinceau en semi humide (avant que la feuille ne soit totalement sèche) le graphisme des petits troncs, et peu importe si la forêt parait trop clairsemée, ce n’est encore qu’un exercice, mais il nous a appris l’importance de la rapidité qui garantit la spontanéité !
Cet exercice terminé je vais encore recadrer mon motif pour travailler cette fois verticalement et isoler la partie du fond qui me paraît la plus simple, la plus expressive, mais aussi la plus intéressante dans le rapports «masses - couleurs», et la transformer encore «visuellement» comme je le fais sur les photos ci-dessous en déplaçant ou éliminant les éléments qui me dérangent, en tassant mon cadrage et en l’élargissant en modifiant homothétiquement les éléments qu’il contient sans en ajouter d’autres .
Après avoir élargi et "tassé" le cadrage, supprimé ou déplacé certains éléments, je m'occupe des couleurs . Je les exalte «visuellement» (avant de le faire pour de bon sur le papier) en donnant plus d’importance aux branchages pérylène, mais aussi aux bouts de branches rousses et ensoleillées des rejets de hêtres encore recouverts de feuilles jaunissantes .
C’est par la pratique d’un «regard imaginatif», du motif «flouté » par plissement des yeux et filtrage des cils, observation et amplification des couleurs dominantes et déplacement ou suppression d’objets que je «visualise» avant même de le peindre mon sujet final, ayant ainsi plus de liberté pour l’interpréter .
Sujet qui avec la pratique sera le seul et unique geste pictural réalisé sur le motif d’un seul jet, immédiatement ou presque après le premier contact, (sans besoin d’exercices préliminaires) lorsque les réflexes de ce rapport au vivant et leur interprétation seront définitivement acquis .
Voilà au final ce que j’aurais dû faire du «premier coup» si je n’avais jugé nécessaire de passer par les étape explicatives et les exercices intermédiaires pourtant si utiles à la compréhension de ce type d’aquarelle de synthèse sur le motif .
On voit en conclusion à quel point un tel travail peut dynamiser d’une formidable façon n’importe quel carnet de voyage aux pages un peu trop formelles, lorsque page après page le descriptif a pris trop de place dans l’équilibre de notre expression !
N’oublions jamais que hors nécessité didactique l’esprit des lieux et la magie de l’instant ne doivent pas se faire absorber par le souci de la représentation …