Spéléologie : adorables pyrrhocorax !
J’ai aujourd’hui décidé de vous ouvrir l’une des pages de mon carnet d’aventures de l’Aven Noir consacrée à la colonie des petits craves à bec rouge qui nichaient dans le puits et la voûte de l’immense salle d’entrée de cet aven (nommée par Louis BALSAN, premier spéléologue venu en ces lieux, « Fosse aux Ours »), avant qu’ils ne soient décimés par on ne sait encore quelle cause mystérieuse .
Vous verrez à quel point l’implication « carnettiste » peut être passionnante et utile pour témoigner et se rapprocher au plus près du vivant lorsqu’elle est accomplie avec rigueur, patience, respect et attention, ce qui n’exclut en rien l’enthousiasme pour qui veut bien se donner la peine d’un minimum d’organisation réfléchie .
Combien la pratique des annotations, du croquis et de l’aquarelle basés sur l’observation, peuvent s’avérer passionnants dès qu’on dépasse leur cadre simplement ludique, si exaltant déjà en lui-même !
C’est d’ailleurs l’un des plus importants engagements du peintre voyageur, du carnettiste ou du dessinateur observateur que de témoigner avec éveil et sensibilité autant que de curiosité, d’esprit d’humanisme et d’amour pour tout ce qu’il va relater ou exalter à travers ses travaux, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une approche intimiste de la nature et de la condition humaine, je vous renvoie pour bien comprendre ce que j’en pense aux premiers articles parus ici, concernant ce sujet .
Mais revenons aux « Pyrrhocorax pyrrhocorax » (nom latin des craves à bec rouge) puisque c’est de ces sympathiques oiseaux dont je vous parle aujourd’hui …
Le crave tel que je l’ai dessiné pour mon carnet de l’Aven Noir : un bel oiseau de la taille d’un pigeon, aux pattes et au long bec recourbé d’un rouge assez profond (plus jaune orangé chez les jeunes), au plumage d’un bleu noir brillant avec des reflets verts sur les ailes . La femelle et le male ont le même aspect .
… J’aime beaucoup les planches naturalistes anciennes, et je n’ai pu résister au plaisir d’en réaliser quelques-unes dans mon carnet ! (Aquarelle Alain MARC « Carnet de l’Aven Noir »)
Bien qu’ils soient particulièrement bruyants, criant joyeusement la plupart du temps autant en vol que perchés à proximité de leur territoire de nidification, je les avais à peine remarqués lors de ma première découverte de l’Aven Noir il y a un an .
Cependant, au fil de nos allées et venues vers le gouffre, de nos descentes et remontées dans la grande salle souterraine où se trouve leur habitat, j’ai appris à les connaître et à les aimer, et on aurait dit qu’ils s’accoutumaient à nos passages, que nous maintenions volontairement les plus discrets, rapides et silencieux possibles afin de ne pas les déranger .
Ils nous le rendaient bien . Parfois, alors que nous équipions silencieusement la vire surplombant le vertigineux puits d’entrée, l’un d’entre eux se posait tout à côté de nous, sur la branche d’un arbrisseau suspendu à la paroi, ou même plus près encore sur l’une des margelles de la roche déchiquetée, et il nous regardait en penchant la tête, son œil vif brillant au soleil matinal, pétillant de toute la curiosité du monde, comme s’il estimait que nous n’étions pas des prédateurs !
Il plongeait ensuite dans la blafarde pénombre de la Fosse aux Ours, et disparaissait d’un coup d’ailes comme par magie …
Sur une vire surplombant le gouffre, un joli crave à bec rouge s’est posé tout près de nous pour venir nous épier : - qui a dit ces oiseaux farouches et peureux pour qui sait se fondre dans leur environnement naturel ? (Photo Alain MARC)
Je les ai beaucoup observés pour les dessiner, (généralement aux jumelles), et ai tenté de les enregistrer et de les photographier avec plus ou moins de succès, (car toujours de loin, bien caché, avec un « micro canon » et au téléobjectif) .
Extrait de mon carnet à la date du 16 décembre 2006 :
« Ambiance de contes de fées, de départ pour un voyage hors du temps … En montant sur l’adret du Causse Noir la température s’élève doucement . Je trouve sur le bord du sentier un petit champignon à lamelles fines comme ceux que j’avais vus en novembre, ce qui prouve qu’il n’a pas encore gelé ici . Plus haut ce sont des pierres de calcaire jonchant le sentier et contenant des inclusions d’oxyde rouge qui m’intriguent : on dirait des traces de peinture tombées par hasard sur la roche blanche . J’en remarque de nombreuses variantes tout au long du sentier .
À peine arrivés à proximité de l’orifice de l’Aven qu’un crave à bec rouge vient tournoyer en criant au dessus de nous . C’est la vigie : il avertit de notre présence la communauté de ses congénères, sans doute postés sur les vires des falaises non loin de là . Nous ne resterons pas longtemps ici pour ne pas les importuner . Ces oiseaux sont particulièrement attachants et paraissent doués d’une organisation sociale parfaite qui nous laissent admiratifs …
Nous avons remarqué qu’ils ont un comportement grégaire avec une sorte de hiérarchie, dans laquelle un ou plusieurs oiseaux dominants jouent un rôle important, tant pour protéger le groupe (surveillance, intimidation en cas de présence d’un prédateur près de la zone d’habitat par d’impressionnantes parades aériennes) que pour le guider (recherche des lieux d’alimentation et « encadrement» de la colonie pendant la nourriture, déclanchement et conduite des phases de vol), avec semble-t-il une grande fidélité et une très forte solidarité dans les couples, dont les jeunes de l’année peuvent aider les parents à nourrir les oisillons de la couvée suivante .
Nous philosophons en faisant des comparaisons entre ces volatiles et nos propres sociétés, je n’insiste pas sur ce que nous en déduisons !
Nous voici au bout du sentier .
Le puits de l’entrée paraît toujours aussi gigantesque vu du bord . Aucune idée des proportions exactes depuis ce surplomb tant le fond tourmenté paraît avec ses blocs et ses stalactites brisées, chaotique et abstrait .
Installation rapide de la corde de descente par Roland .
Descente vertigineuse dans cette espèce de cathédrale circulaire . La lumière elle-même est irréelle, bleutée, paraissant se diffuser de l’immense oculaire de la voûte comme si elle passait dans la nef par le mystique kaléidoscope d’une rosace . »
Vu du fond, la voûte de la Fosse aux Ours où nichent les craves à bec rouge paraît inaccessible et intemporelle, comme suspendue dans l’espace, à peine visible à travers l’irréelle et aveuglante lumière du puits d’entrée . La corde de descente n’est plus qu’un fil d’Ariane absorbé par cette blanche incandescence qui relie le monde d’en haut à celui des profondeurs . La taille de Roland au centre de la photo donne une idée de l’échelle . Le crave à bec rouge était résident permanent de ce fantastique habitat, et inséparable de l’entité « Aven Noir », à laquelle il apportait une âme gaie, vivante et sonore qui a enchanté chacun de nos passages . (Photo Alain MARC)
Ce court enregistrement sonore, (malgré sa mauvaise qualité car réalisé dans l’urgence de notre progression) illustre bien la véritable musicalité qui
envahissait la Fosse aux Ours lors de notre passage : de longs cris vibrants se répercutant sur les parois dans un écho à l’étonnant chromatisme !
Une cavatine inséparable des bruits de l’Aven Noir, qui nous émerveillait autant qu’elle nous enchantait parce qu’elle nous renvoyait à la dimension à la fois vaste et intime de l’ancestrale forêt que nous portons en nous, comme si nous entendions au plus profond de nous-mêmes sourdre la lointaine imprégnation venue du fond des âges d’un espace prodigieux et sans limites . (Enregistrement Alain MARC)
Ici, tendez bien l’oreille, écoutez et réécoutez l’enregistrement, (qui, bien qu’il soit d’aussi médiocre qualité), nous plonge dans un rêve éveillé à l’incomparable musicalité : au milieu des parasites sonores (où se mêlent le bruit du vent dans la chênaie buissonnante et autres végétaux du matorral, car j’étais loin avec le micro canon pour ne pas déranger les nichées à ce moment décisif de leur existence), vous allez percevoir l’appel des petits craves au nid . On entend un grand nombre de piaillements, ce qui veut dire que les nids sont nombreux dans les crevasses de la roche, ou plutôt que les jeunes réfugiés dans des caches individuelles situées autour du nid sont à l’affût du retour de leurs parents qui les nourrissent en régurgitant leur nourriture .
Amplifiée par la caverne qui fait office de caisse de résonance, j’éprouve un vrai bonheur à vous offrir (malgré les difficultés d'enregistrement) cette acoustique poésie qui induit une émotion neuve, parcourue du frisson de la première enfance, comme si la voûte toute entière de la Fosse aux Ours était devenue cachette de la vie ailée, invisible à la face du ciel, profondément enracinée dans les entrailles rassurantes de la terre, avec la certitude d’une cosmicité faisant d’elle en nous identifiant aux oisillons, le centre de l’univers .
Vous comprendrez ainsi mieux pourquoi entrant dans ma mémoire sonore, la perception de ces bruits intimes et rares de l’Aven Noir impliquent des prolongements dont les résonances, bien qu’intraduisibles picturalement, sont indissociables de mon travail sur ce sujet . (Enregistrement Alain MARC)
Suite dans le prochain article …