Nous étions partis de Yangon dans la chaude moiteur d’une nuit tropicale tandis que les fleurs blanches des tecks exhalaient leur subtil parfum sous
les étoiles .
Les éclats enchantés des pagodes d’or brillaient encore sous les ailes de l’avion lorsque nous longions le Golfe du Bengale .
Et puis en arrivant à Roissy dans la grisaille glacée du petit matin en pleine vague de froid, dans le hourvari des tracas de la ville nous
nous sommes immergés dans la foule pressée, indifférente, courant vers son travail, ses errances, son destin …
Il y avait là des grouillements innombrables, mêlant fébrilité, agacement, servitudes ordinaires, un «je ne sais quoi» laissant deviner les
préoccupations de la crise, de la campagne électorale, des motivations de toutes sortes qui croisaient leur chemin dans la fureur assourdissante des bruits de moteurs et des vapeurs d’essence
devenant encore plus chères .
J’avais hâte de retrouver mon Rouergue radieux, les Grands Causses sauvages, et la silhouette bleutée des Cévennes à l’horizon .
Mais aussi les grandes falaises dolomitiques tombant à la renverse sur les canyons, ouvrant leurs tièdes cavernes sur la vallée avant que le vol
majestueux des vautours fauves ne vienne donner le signal des premiers thermiques de la journée .
La plus belle des grottes s’ouvre sur un balcon belvédère face au soleil levant . Pas un bruit, pas un souffle, pureté immaculée d’une nature
encore intacte .
En hiver, avant que les rayons de l’astre du jour ne réchauffent le porche gigantesque, on ressent déjà la tiédeur des profondeurs de la terre
avant même de le franchir .
Quelques jours sont passés depuis notre retour de Birmanie et je m’avance sous la roche où la lumière décline, ne devenant qu’un faible halo
derrière moi au bout d’une cinquantaine de mètres …
Je remonte la mémoire du temps .
Je vois les petites juments magdaléniennes, les jolis chevaux aux crinières hirsutes gambader dans de vertes prairies au milieu de grands
mammifères alors que finissaient de se creuser les réseaux profonds de la grotte, à l’aube de nos premières civilisations .
Je devine un univers dénué de toute forme de pollution, lumineux, farouche et grandiose .
Je repense à mes «Chevaux oranges dans la prairie bleue» .
À la petite jument «magdalénienne» entrant joyeusement dans le champ de ma dernière toile restée inachevée à l’atelier . Au milieu de
prairies bleues, ocres, saumon et oranges . Au cœur du soleil et de l’éclat doré des herbes sauvages .
En avançant dans le noir je me projette à la lueur de ma frontale dans la façon dont je vais terminer cette toile …
Soudain devant moi m’arrachant à mes songes, sur le sol humide et luisant un petit corps meurtri, inanimé, sans vie !
C’est un grand rhinolophe, l’un de nos chiroptères des plus fragiles espèces .
- De quoi est-il mort ?
Sans doute dérangé dans son hibernation il a voulu se sauver et n’a pas résisté à la piqûre du froid, au stress intense ajouté à des efforts
insurmontables au sortir de sa léthargie . Réveiller une chauve-souris en pleine hibernation risque fortement de la tuer (d'énergie démesurée pour voler, petit tour glacial en dehors de la
caverne et absence de nourriture). Si vous découvrez une hibernante, il faut reculer tout doucement sans le moindre bruit et la laisser paisiblement dormir …
Ma toile est terminée à présent et je peux vous le confier : la jument magdalénienne est triste …
Paraissant flotter entre une paroi et des ruissellements d’argile jaune qui la recouvrent partiellement, entourée de peintures rupestres, la silhouette énigmatique et bleue du grand rhinolophe en
hibernation surgit d’une coulée stalagmitique comme s’il s’agissait d’une espèce disparue, d’une forme inconnue ne pouvant être associée à aucun des éléments qui l’entourent …
Les chiroptères deviendront-ils un jour des espèces oubliées de la mémoire humaine ?
Cette toile est un questionnement sur la fragilisation et le déclin des populations de chauve-souris, sur la possible disparition des familles
les plus menacées .
L’opposition entre l’identification d’éléments pariétaux liés à l’évocation de la préhistoire et des objets graphiques pouvant être interprétés
comme des empreintes, gravures, peintures et autres traces échappant à toute géochronologie dont fait ici partie le chiroptère, induit l’intemporalité symbolique de l’animal .
Son hibernation paraissant échapper aux notions d’espace - temps par rapport aux éléments qui l’englobent, sa couleur bleue (dématérialisant la
chair sur laquelle elle se trouve, ouvrant un chemin d'infini où la réalité devient rêve) invite à passer de l'autre coté du miroir, à aller du jour à la nuit, de la conscience à l'inconscient,
et nous renvoie (en nous rappelant la cécité métaphysique humaine) à une prise de conscience face aux générations futures : - pouvons-nous (comme la chauve-souris a su le faire au cours de son
évolution paléontologique pour se diriger dans les dédales sans lumière) développer d’autres moyens de perception, d’autres formes de « vision » concernant la sauvegarde des équilibres
naturels en milieux souterrains face aux mutations irréversibles de notre monde contemporain ?
Une tache de lumière représentée par de petits éclats de feuille d’or et un «signe inintelligible» évoque Mallarmé, comparant le génie à une
«chauve-souris éblouissante» …